13 mars 2006
Un Riche en Bretagne, par Tristan Corbière
C’est le bon riche, c’est un vieux pauvre en Bretagne,
Oui, pouilleux de pavé sans eau pure et sans ciel !
— Lui, c’est un philosophe-errant dans la campagne ;
Il aime son pain noir sec — pas beurré de fiel...
S’il n’en a pas : bonsoir. — Il connaît une crèche
Où la vache lui prête un peu de paille fraîche,
Il s’endort, rêvassant planche-à-pain au milieu,
Et s’éveille au matin en bayant au Bon-Dieu.
— Panem nostrum... — Sa faim a le goût d’espérance...
Un Benedicite s’exhale de sa panse ;
Il sait bien que pour lui l’œil d’en haut est ouvert
Dans ce coin d’où tomba la manne du désert
Et le pain de son sac...
Il va de ferme en ferme.
Et jamais à son pas la porte ne se ferme,
— Car sa venue est bien. — Il entre à la maison
Pour allumer sa pipe en soufflant un tison...
Et s’assied. — Quand on a quelque chose, on lui donne ;
Alors, il se secoue et rit, tousse et rognonne
Un Pater en hébreu. Puis, son bâton en main,
Il reprend sa tournée en disant : à demain.
Le gros chien de la cour en passant le caresse...
— Avec ça, peut-on pas se passer de maîtresse ?...
Et, — qui sait, — dans les champs, un beau jour, la beauté
Peut s’amuser à faire aussi la charité...
— Lui, n’est pas pauvre : il est Un Pauvre, — et s’en contente
C’est un petit rentier, moins l’ennui de la rente.
Seul, il se chante vêpre en berçant son ennui...
— Travailler — Pour que faire ? — ... On travaille pour lui.
Point ne doit déroger, il perdrait la pratique ;
Il doit garder intact son vieux blason mystique.
— Noblesse oblige. — Il est saint : à chaque foyer
Sa niche est là, tout près du grillon familier.
Bon messager boiteux, il a plus d’une histoire
À faire froid au dos, quand la nuit est bien noire...
N’a-t-il pas vu, rôdeur, durant les clairs minuits
Dans la lande danser les cornandons maudits...
— Il est simple... peut-être. — Heureux ceux qui sont simples !...
À la lune, n’a-t-il jamais cueilli des simples ?...
— Il est sorcier peut-être... et, sur le mauvais seuil,
Pourrait, en s’en allant, jeter le mauvais œil...
— Mais non : mieux vaut porter bonheur ; dans les familles,
Proposer ou chercher des maris pour les filles.
Il est de noce alors, très humble desservant
De la part du bon-dieu. — Dieu doit être content :
Plein comme feu Noé, son Pauvre est ramassé
Le lendemain matin au revers d’un fossé.
Ah, s’il avait été senti du doux Virgile...
Il eût été traduit par monsieur Delille,
Comme un « trop fortuné s’il connût son bonheur... »
— Merci : ça le connaît, ce marmiteux seigneur !
(Tristan Corbière, Les Amours jaunes)
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07 février 2006
Comment ? vous étiez sous-officier il y a quelques jours, et vous venez vous rengager comme simple soldat ?
Avant d’arriver là, j’eus soin d’arracher mes galons de sergent et d’effacer toutes traces de grade. J’aurais bien voulu les effacer aussi sur mes états de service, mais cela m’était impossible. En arrivant, j’allai directement chez le gros major déposer mes papiers et voir dans quelle compagnie je devais aller. Ce gros major avait l’air d’un vrai brave homme. C’était un noble car je voyais sur sa porte : Carré de Busserolles. Il me reçut avec une affabilité toute paternelle. Lorsqu’il eut jeté les yeux sur mes papiers il fit un brusque mouvement et me regarda en face en me disant : « Comment ? vous étiez sous-officier il y a quelques jours, et vous venez vous rengager comme simple soldat, que veut dire cela ? ». Alors, je lui explique bravement mes raisons, celles qui m’avaient obligé à quitter le 26e, en lui disant que désormais ce cas ne se présenterait plus pour moi, car jamais plus je ne serais ni caporal, ni sous-officier.
« C’est incroyable, dit-il, ce que vous me dites là. Vous avez sans doute beaucoup de punition et peut-être vous craigniez d’être cassé et vous avez préféré prendre votre congé.
— Vous verrez, lui dis-je, bientôt ma feuille de punition que vous allez demander au colonel du 26e avec des renseignements sur ma conduite dans ce régiment. Ma feuille de punition doit être blanche, car les quatre jours de salle de police qu’on m’infligea quelques temps avant mon départ et qui furent la cause principale qui m’a fait quitter ce régiment n’y ont même pas été inscrits.
— Diable, diable, dit le bonhomme, de plus en plus incroyable. Et alors, vous ne voulez plus être gradé ?
— Non jamais, monsieur le major, si j’avais voulu avoir mon grade de sergent, je n’aurais qu’à retourner au 26e, mais je n’en veux plus. Mais vous pourrez compter un bon soldat de plus au régiment. Ce que je demande, c’est d’aller le plus tôt possible rejoindre les bataillons de guerre, là-bas en Afrique, où je serai sans doute plus utile qu’ici. »
Mais il ne pouvait m’envoyer là-bas que lorsqu’on formerait un détachement, puis il me dit :
— Je vais vous placer à la deuxième compagnie, là vous serez avec un bon vieux capitaine, j’espère bien que vous ne persisterez pas à rester simple soldat.
Je me rendis à la deuxième compagnie avec un simple billet que le gros major m’avait donné pour le sergent-major. Quand j’entrai chez ce dernier, tous les sergents de la compagnie s’y trouvaient. L’un d’eux dit de suite :
« Tiens, voici un vieux troupier, qui nous arrive.
— Oui, dis-je, un troupier qui a déjà sept ans de services et quatre campagnes.
— Oui je vois ça, dit-il, vous avez deux médailles. Et comment vous n’êtes que simple bibi après tous ça ?
— Non, rien que simple bibi comme vous dites. Que voulez vous, tout le monde ne peut pas être gradé au régiment, autrement il n’y aurait plus de soldat !
— Oh, parbleu, dit un autre vieux sergent, ça doit être encore quelques mauvais sujet criblé de punitions, c’est pour ça qu’il a quitté son régiment pour venir chez nous, croyant qu’on ne connaîtra pas ici sa mauvaise conduite passée. »
Là dessus, chacun l’approuva. Mais le sergent me fit la demande habituelle, celle qu’on adressait alors à tout homme arrivant au corps : à savoir si je voulais verser quelques sous à ma masse. Mais avant qu’il eût achevé, j’avais déposé 40 francs sur son bureau en disant :
« Voilà, major, ma première masse, tout mauvais sujet que je suis où que j’ai été, j’ai toujours eu ma masse complète et je tiens à l’avoir ici comme dans mon autre régiment. C’est là un premier bon point que les chefs de compagnie accordent ordinairement à leurs hommes.
— Oui, oui, dit le sergent, c’est très bien ça pour commencer.
— Eh bien, dis-je, plus tard vous verrez ce qu’est ce mauvais sujet. Maintenant je vais à mon escouade. Je n’ai pas besoin de vous demander laquelle, par ma taille, j’ai toujours été huitième.
— Oui, oui, dis le major, allez à la huitième escouade. »
En arrivant là, je ne trouvai que de jeunes recrues, de jeunes gens poitevins dont pas un ne parlait le français. Le caporal était un Corse, un vieux déjà, il avait un chevron : un de ces types de vieux caporaux dont il y avait tant alors, embarrassé et empêtrés partout, ne connaissant ni théorie, ni règlements ni rien du devoir d’un caporal ; et ne pouvant ni causer ni s’expliquer sur quoi que ce soit.
Je les fis tous descendre à la cantine pour leur payer une bonne rasade d’entrée. Le lendemain, après le rapport, on me demanda chez le sergent major. Le capitaine y était, un pauvre vieux poitrinaire qui sentait déjà le sapin. Le sergent-major avait déjà reçu mes états de services. Le capitaine me dit : vous êtes un ancien sous-officier, le gros major m’a parlé de vous et m’a dit de vous engager de vous porter de suite élève caporal, qu’il vous donnera la première place qui se présentera et ensuite vous serez bientôt sergent à nouveau.
« Non, mon capitaine, c’est inutile, je l’ai déjà dit au gros major lui-même : je ne veux plus être que soldat. Ce que je demande c’est d’aller le plus tôt possible en Afrique rejoindre le Régiment c’est [pour] cela que je suis dans votre corps. Seulement en attendant je ne resterais pas inactif ici, mon tempérament veut toujours du mouvement, de l’activité. J’irai si on me le permet aider le maître d’armes, et au besoin le maître de danse, à donner des leçons aux jeunes soldats, ce sont là des exercices qui servent mieux, je le sais, par moi-même, à dégourdir et à développer les membres noués et raides des jeunes gens, que les exercices du fusil.
— Vous avez raison, dit le vieux poitrinaire, mais alors réellement vous ne voulez plus être gradé ?
— Non, mon capitaine, j’ai dit. »
Le capitaine parti, je dis au sergent-major que je tenais autant cela serait possible à ce que personne dans la compagnie ne sût jamais que j’ai été sous-officier.
« Je sais bien lui dis-je, que le sergent de ma section sera obligé de le savoir puisqu’il doit avoir sur son carnet de sergent les états de service et la conduite de chacun de ses hommes ; mais il pourra bien lui aussi garder ça pour lui.
— Garder ça pour lui ? dit le major. Eh bien oui ! la première chose qu’il fera celui-là, quand il le saura, sera de le publier partout. D’abord quel intérêt avez-vous à cacher cela ?
— Pour moi, il n’y [en] a aucun, mais je parle surtout pour les caporaux, lesquels venant à savoir que je suis un ancien sous-officier seraient portés à avoir des égards pour moi et pourraient hésiter à me commander certaines choses.
— Quelles drôles d’idées vous avez, me dit-il, je n’ai jamais vu un homme semblable !
— Ni moi non plus major, je le cherche, mais je désespère de ne jamais le rencontrer. »
Enfin, lorsque je fus réarmé et quand j’eus mis mes effets en ordre, j’allai trouver le maître d’armes pour lui offrir mon concours. Celui-ci était aussi un vieux sergent ; aussitôt, il me mit à l’épreuve et quand il vit que je travaillais assez bien, il voulut bien m’accepter comme aide. Il en avait bien besoin car il était seul maintenant, tous ses prévôts étaient partis en Afrique avec le bataillon de guerre. J’avais donc trouvé de l’occupation de suite et de la bonne, car c’est un rude métier l’escrime, surtout pour le professeur : rester toute la journée sur la planche à se remuer les bras et les jambes, et à s’égosiller à expliquer les leçons. Le maître devint bientôt mon ami, et souvent le soir et le dimanche nous allions ensemble en ville donner encore des leçons à un certain nombre de jeunes riches qui voulaient s’exercer à l’escrime. Mais chaque fois que le gros major me rencontrait, il m’arrêtait, voulant toujours me nommer caporal ; cependant, sur mes refus réitérés, il finit par me laisser tranquille.
Quand les sous-officiers de la compagnie eurent enfin appris forcément que j’étais un ancien sous-off, ils voulurent bien me faire des excuses d’avoir porté sur moi des jugements téméraires. Cela ne me touchait guère, pas plus que je n’avais été surpris de leurs jugements « téméraires ». Il y avait longtemps que je connaissais les vieux sous-offs de ce temps, tous plus ou moins ignorants en toutes choses, mais surtout en politesse. Ce qu’ils trouvaient le plus drôle, comme le sergent-major, c’était mon refus de redevenir sous-officier : ils ne pouvaient pas comprendre cela.
Histoire de ma vie, p. 260 sqq.
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19 janvier 2006
Un procès à Quimper en 1838 (raconté par Stendhal)
Il y a beaucoup de sorciers en Bretagne, du moins c’est ce que je devrais croire d’après le témoignage à peu près universel. Un homme riche me disait hier avec un fonds d’aigreur mal dissimulée : « Pourquoi est-ce qu’il y aurait plus de magiciens en Bretagne que partout ailleurs ? Qui est-ce qui croit maintenant à ces choses-là ? » J’aurais pu lui répondre : « Vous, tout le premier. » On peut supposer que beaucoup de Bretons, dont le père n’avait pas mille francs de rente à l’époque de leur naissance, croient un peu à la sorcellerie. La raison en est que ces messieurs qui vendent des terres dans un pays inconnu ne sont pas fâchés qu’on s’exerce à croire : la terreur rend les peuples dociles.
Voici un procès authentique.
On écrit de Quimper le 26 janvier :
« Yves Pennec, enfant de l’Armorique, est venu s’asseoir hier sur le banc de la Cour d’assises. Il a dix-huit ans ; ses traits irréguliers, ses yeux noirs et pleins de vivacité annoncent de l’intelligence et de la finesse. Les anneaux de son épaisse chevelure couvrent ses épaules, suivant la mode bretonne.
« M. le Président : Accusé, où demeuriez-vous quand vous avez été arrêté ?
« Yves Pennec : Dans la commune d’Ergué-Gabéric.
« D. Quelle était votre profession ?
« R. Valet de ferme : mais j’avais quitté ce métier ; je me disposais à entrer au service militaire.
« D. N’avez-vous pas été au service de Leberre ?
« R. Oui.
« D. Eh bien ! depuis que vous avez quitté sa maison, on lui a volé une forte somme d’argent. Le voleur devait nécessairement bien connaître les habitudes des époux Leberre ; leurs soupçons se portent sur vous.
« R. Ils se sont portés sur bien d’autres ; mais je n’ai rien volé chez eux.
« D. Cependant, depuis cette époque, vous êtes mis comme un des plus cossus du village ; vous ne travaillez pas ; vous fréquentez les cabarets ; vous jouez ; vous perdez beaucoup d’argent, et l’argent employé à toutes ces dépenses ne vient sans doute pas de vos économies comme simple valet de ferme ?
« R. C’est vrai, j’aime le jeu pour le plaisir qu’il me rapporte ; j’y gagne quelquefois ; j’y perds plus souvent, mais de petites sommes ; et puis j’ai des ressources. Quant aux beaux vêtements dont vous parlez, j’en avais une grande partie avant le vol, entre autres ce beau chupen que voilà.
« D. Mais quelles étaient donc vos ressources ?
« Pennec, après s’être recueilli un instant et avec un air de profonde bonne foi : J’ai trouvé un trésor, voilà de cela trois ans. C’était un soir ; je dormais : une voix vint tout à coup frapper à mon chevet : « Pennec, me dit-elle, réveille-toi. » J’avais peur, et je me cachai sous ma couverture : elle m’appela de nouveau ; je ne voulus pas répondre. Le lendemain, je dormais encore ; la voix revint, et me dit de n’avoir pas peur : « Qui êtes-vous ? lui dis-je ; êtes-vous le démon ou Notre-Dame de Kerdévote ou Notre-Dame de Sainte-Anne, ou bien ne seriez-vous pas encore quelque voix de parent ou d’ami qui vient du séjour des morts ? — Je viens, me répliqua la voix avec douceur, pour t’indiquer un trésor. » Mais j’avais peur, je restai au lit. Le surlendemain, la voix frappa encore : « Pennec, Pennec, mon ami, lève-toi, n’aie aucune peur. Va près de la grange de ton maître Gourmelen, contre le mur de la grange, sous une pierre plate, et là tu trouveras ton bonheur. » Je me levai, la voix me conduisit et je trouvai une somme de 350 francs.
« Le silence passionné de la plus extrême attention règne dans l’auditoire. Il est évident que l’immense majorité croit au récit de Pennec.
« D. Avez-vous déclaré à quelqu’un que vous aviez trouvé un trésor ?
« R. Quelques jours après, je le dis à Jean Gourmelen, mon maître. À cette époque, Leberre n’avait pas encore été volé.
« D. Quel usage avez-vous fait de cet argent ?
« R. Je le destinai d’abord à former ma dot ; mais, le mariage n’ayant pas eu lieu, j’ai acheté de beaux habits, une génisse ; j’ai payé le prix de ferme de mon père, et j’ai gardé le reste.
« Plusieurs témoins sont successivement entendus.
« Leberre : Dans la soirée du 18 au 19 juin dernier, il m’a été volé une somme de deux cent soixante francs ; j’ai soupçonné l’accusé, parce qu’il savait où nous mettions la clef de notre armoire, et qu’il a fait de grandes dépenses depuis le vol. Pennec m’a servi six mois ; il ne travaillait pas, il était toujours à regarder en l’air. Quand il m’a quitté, je ne l’ai pas payé, parce qu’il n’était pas en âge, et que, quand on paye quelqu’un lorsqu’il n’est pas en âge, on est exposé à payer deux fois. (On rit.)
« Gourmelen : Voilà bientôt trois ans, l’accusé a été à mon service : quand il y avait du monde, il travaillait bien, mais il ne faisait presque rien quand on le laissait seul. Pour du côté de la probité, je n’ai jamais eu à m’en plaindre. Pendant qu’il me servait, il m’a raconté qu’il avait trouvé un trésor. Pennec passe pour un sorcier dans le village ; mais on ne dit pas que ce soit un voleur.
« Kigourlay : L’accusé a été mon domestique ; il m’a servi en honnête homme ; je n’ai pas eu à m’en plaindre ; il travaillait bien ; il jouait beaucoup la nuit, je l’ai vu perdre jusqu’à six francs, c’est moi qui les lui ai gagnés. (On rit.) C’est un sorcier, il a un secret pour trouver de l’argent. (Mouvement.)
« René Laurent, maire de la commune, d’un air décidé et avec l’attitude d’un homme qui fait un grand acte de courage : Pennec passe dans ma commune pour un devin et pour un sorcier ; mais je ne crois pas cela, moi ; ce n’est plus le siècle des sorciers... Un jour, c’était une grande fête, il y avait à placer sur la tour un drapeau tricolore..., maintenant c’est un drapeau tricolore ; mais autrefois, j’étais maire aussi, et alors c’était un drapeau blanc. Pennec eut l’audace de monter, sans échelle, jusqu’au haut du clocher, pour planter le drapeau ; tout le monde était ébahi ; on croyait qu’il y avait quelque puissance qui le soutenait en l’air. Je lui ordonnai de descendre ; mais il s’amusait à ébranler les pierres qui servent d’ornement aux quatre côtés de la chapelle ; je le fis arrêter. Les gendarmes, surpris de la richesse de ses vêtements, le conduisirent au procureur du roi : il fut mis en prison. Plus tard, la justice vint visiter l’endroit où il prétendait avoir trouvé son trésor ; j’étais présent à la visite. Pennec arracha une pierre, puis quand il eut ainsi fait un vide, il nous dit avec un grand sang-froid : « C’est dans ce trou qu’était mon trésor. » (On rit). On lui fit observer que le vide était la place de la pierre ; mais il persista. Je suis bien sûr qu’avant le vol de Leberre l’accusé avait de l’argent, et qu’il a fait de fortes dépenses ; je lui avais demandé s’il était vrai qu’il eût trouvé un trésor ; mais il ne voulait point m’en faire l’aveu, sans doute parce que le gouvernement s’en serait emparé. C’est un bruit accrédité dans notre commune que ce que l’on trouve c’est pour le gouvernement ; aussi l’on ne trouve pas souvent, ou du moins on ne s’en vante pas. (Explosion d’hilarité.) Surpris que Pennec eût tant d’argent, je fis bannir (publier) sur la croix : mais personne ne se plaignit d’avoir perdu ou d’avoir été volé.
« M. l’avocat du roi : Vous voyez bien, Pennec, que vous ne pouvez pas avoir trouvé d’argent dans un trou qui n’existait pas.
« Pennec : Oh ! l’argent bien ramassé ne fait pas un gros volume, et puis la voix peut avoir bouché le trou depuis. (Hilarité générale.)
« Jean Poupon : Voilà six mois, Pennec est venu me demander la plus jeune et la plus jolie de mes filles en mariage : « Oui, volontiers, si tu as de l’argent. — J’ai mille écus, dit Pennec. — Oh ! je ne demande pas tant, je te la passerai pour moitié moins ; si tu as quinze cents francs, l’affaire est faite ; frappe là. » Nous fûmes prendre un verre de liqueur, et de là chez le curé, qui fit chercher le maire. Le maire et le curé furent d’avis qu’il fallait que Pennec montrât les quinze cents francs ; il ne put les montrer, et alors je lui dis : « Il n’y a rien de fait. » Pennec passe pour un devin, mais pas pour un voleur ; il m’a servi, j’ai été content de son service.
« Le maire : C’est vrai ce que dit le témoin ; une fille vaut cela dans notre commune.
« Après le réquisitoire de M. l’avocat du roi et la plaidoirie de Me Cuzon, qui a plus d’une fois égayé la cour, le jury et l’auditoire, M. le président fait le résumé des débats. Au bout de quelques minutes, le jury, qui probablement ne veut pas que la commune d’Ergué-Gabéric soit privée de son sorcier, déclare l’accusé non coupable.
« Sur une observation de Me Cuzon, la Cour ordonne que les beaux habits seront immédiatement restitués à Pennec, qui n’a en ce moment qu’une simple chemise de toile et un pantalon de même étoffe. Aussitôt tous les témoins accourent et viennent respectueusement aider Pennec à emporter ses élégants costumes. Pennec a bientôt endossé le beau chupen, l’élégant bragonbras et le large chapeau surmonté d’une belle plume de paon ; il s’en retourne triomphant. » (Gazette des Tribunaux).
Si le lecteur avait la patience d’un Allemand, je lui aurais présenté, pour chaque province, le récit authentique de la dernière cause célèbre qu’on y a jugée.
Comment ne pas croire aux sorciers sur la côte terrible d’Ouessant, à Saint-Malo ? La tempête et les dangers s’y montrent presque tous les jours, et ces marins si braves passent leur vie tête à tête avec leur imagination.
Stendhal, Mémoires d’un touriste.
[Stendhal, qui n’est sans doute jamais venu au-delà de Vannes, a copié en le modifiant légèrement un article de la Gazette des tribunaux du 2 février 1838. Déguignet avait 3 ans et vivait sur la même commune d'Ergué-Gabéric.]
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14 janvier 2006
Mon homme sauvage a des velléités (16 juillet 1902)
Aujourd’hui, 16 juillet, mon vieil Esculape hypocrite m’a encore demandé comment je me portais, et sur ma réponse : « Toujours la même chose », s’est contenté de répéter mes paroles comme un perroquet. Je me savais depuis longtemps doué d’une philosophie stoïque peu commune, mais je ne croyais pas pouvoir la pousser si loin sans que l’homme naturel ou l’homme sauvage qui dort chez moi comme chez chacun de nous, ne se révélât et ne sautât à la gorge de ce misérable assassin. Quelquefois en me promenant dans la cour, mon homme sauvage a des velléités à se montrer en regardant des gros morceaux de bois, des barres de fer, des haches et semble dire au philosophe : « Voici mon affaire. Avec un de ces instruments j’assommerai ce vieux coquin médecin bourreau et j’aurai débarrassé le monde d’une vieille canaille. Je serai conduit en prison, qu’importe, je le suis déjà ; prison pour prison, l’autre vaut peut-être mieux que celle-ci. Je serai condamné à mort ; nous le sommes tous un peu plus tôt un peu plus tard, cela ne fait rien dans l’éternité des choses. Je déshonorerai ma famille, mais elle est déjà déshonorée par la flétrissure infâme que ce bourreau médecin a jetée sur mon nom. Je ne sais pas s’il n’est pas préférable de passer pour criminel que de passer pour fou. »
Ainsi voudrait raisonner mon homme de la nature. Mais le philosophe, le stoïcien, fait comme le légendaire Job, il repousse toujours dédaigneusement toutes ses tentations. Du reste, un philosophe de ma trempe doit se trouver bien partout. Diogène se trouvait le plus heureux des Athéniens alors qu’il n’avait pour logement qu’un vieux tonneau et pour tout bien qu’une sébile en bois pour boire de l’eau. Épictète, avec une jambe cassée et n’ayant pour logement qu’un trou dans un mur, était aussi le plus heureux des romains de son temps. Aglaus, le plus pauvre des Arcadiens, fut jugé le plus heureux par Apollon lui-même, plus heureux que Gygès qui en était le plus riche. Et les saints que le catholicisme a fabriqués étaient tous des gueux, des misérables persécutés et martyrisés, mais plus on les persécutait et plus ils étaient contents et heureux. Voilà donc des soi-disant martyrs qui ont toujours joui du plus grand bonheur sur terre, et puis sont allés ensuite jouir du bonheur éternel au ciel. Aussi, le fils aîné de Marie Joachim disait à ses compagnons : « Heureux les pauvres, heureux les affligés, heureux les doux et débonnaires, heureux les cœurs purs, heureux les persécutés, car tous les bonheurs sont pour eux puisqu’ils doivent posséder la terre et les cieux. "Beate mites qui a possedebunt terram, et beati pauperis [spiritu] quoniam caelorum ipsorum est" » Donc tout est pour les pauvres et rien pour les riches car « il est plus difficile à un riche d’entrer au bonheur éternel qu’il n’est à un chameau de passer par le trou d’une aiguille. » Malheureux riches, ils sont vraiment à plaindre. Formellement exclus des délices de l’autre monde et les cherchant en vain dans celui-ci, il vaudrait mieux pour eux de rester dans le néant. J’ai donc raison de rester dans ma philosophie stoïque et de laisser mes persécuteurs poursuivre leur tâche ignoble qui doit les faire souffrir voyant que tous leurs efforts n’aboutissent qu’à faire rire leur victime.
Mon bonheur ici serait même relativement très grand si la providence, comme disent les chrétiens, m’avait rendu sourd comme je suis forcément muet. Car il m’est impossible d’avoir la moindre conversation avec les malheureux qui sont ici, et si j’étais sourd je n’aurais pas le désagrément d’entendre les sottises, les absurdités, les inepties, les grossièretés et les ignominies que ces pauvres ignorants débitent avec des voix glapissantes et assommantes du matin au soir et même dans la nuit. Ou encore, si cette même providence eût, comme l’a voulu le faire l’Esculape Koffec, anéanti en moi toutes les facultés intellectuelles et morales. Oh ! alors j’aurais encore été plus heureux. J’aurais vécu comme le pourceau, mangeant, promenant et dormant, exempt de toute inquiétude, d’embarras et de soucis. Il y en a beaucoup ici, du reste, qui vivent dans cet état. Ceux-là n’ont pas eu besoin d’appeler la providence pour leur ôter leur intellect et leur moralité, n’en ayant jamais eu, ne sachant même pas ce que c’est. Heureux gens ! C’est à ceux-là que le voleur de pourceaux de Génézareth s’adressait quand il disait à ses compagnons : « Beati pauperes spiritu quogniam regnum cielurorum ipsorum est. » Enfin, puisque ni mon médecin bourreau, ni cette fameuse providence ne peuvent m’ôter mes facultés intellectuelles et morales, je m’en servirai comme par le passé pour me distraire, pour me donner au moins un peu de plaisir intellectuel en place des plaisirs matériels qui me sont interdits ici. Ce criminel Koffec m’a demandé un jour si j’écrirais toujours. Certainement, répondis-je, que voulez-vous que je fasse ici autre chose. Il se doute bien que je dois écrire quelque chose concernant ses canailleries, avec autant de vérité, de franchise et de loyauté que j’ai écrit, sur tous les coquins auxquels j’ai eu affaire ou qui ont eu affaire à ma petite plume bretonne. Il a vu comment j’ai traité ces coquins puisqu’il a lu mes manuscrits qu’il a trouvés du reste, a-t-il affirmé, très intéressants, si intéressants qu’il a donné envie à son jeune collègue Jossuet de les lire aussi.
Histoire de ma vie, pages 740 sqq.
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10 janvier 2006
Et c’était encore en esclaves que nous travaillions pour découvrir à nos chefs ces belles oeuvres exécutées par nos confrères romains
C’est en ce temps-là, et pendant qu’on séjournait aux environs de cette ville romaine que le général eut l’idée — ou qu’elle lui fut donné par quelque archéologue amateur — de nous faire fouiller un large monticule couvert de bois et de broussailles qui se trouvait à peu de distance de la ville, au bord de la voie romaine. On ne tarda pas à voir que ce monticule renfermait les ruines d’un palais magnifique car nous y trouvâmes de nombreuses colonnes de marbre, des statues brisées et quantité de belles mosaïques. Quand l’artiste disciplinaire se trouvait de travail avec moi, nous échangions là-bas des réflexions, en fouillant ces ruines. En artiste, mon ami pouvait admirer ces travaux des esclaves romains ; car, c’était là des œuvres des esclaves. Et maintenant, c’était encore en esclaves que nous travaillions pour découvrir à nos chefs ces belles œuvres exécutées par nos confrères romains, il y a deux mille ans. Ceux là, travaillaient sous le fouet et nous sous les cris, les injures, les insultes, et les menaces de salle de police, de prison et de bagne. Les coups de fouet guérissaient vite, les flétrissures de bagne, de compagnies de discipline, et autres tortures infligées aux esclaves modernes ne guérissent jamais. Nous ne parlions pas fort car le camarade avait peur d’attirer quelques observations baroques et grossières de la part des galonnés, auxquels il n’aurait pu s’empêcher de répondre. Je suppose bien que les esclaves anciens devaient avoir le droit de gémir et de se plaindre sous les coups de fouet. Sous les coups d’injures, d’insultes et de menaces autrement terribles que les coups de fouet, les esclaves modernes doivent se taire sous peine de doubler, de tripler et de quintupler la punition. Ce que nous cherchions surtout après ces débris de colonnes, de statues et de mosaïques, c’était quelques inscriptions grecques ou romaines. Mon camarade voulait savoir si ce magnifique palais avait appartenu comme l’on disait, au fameux et immonde Caracalla ainsi que semble indiquer du reste une des portes de la ville, en face même de ces ruines qui portait encore le nom de ce monstre. Mais d’inscription point. Les Vandales, ces iconoclastes qui voulaient anéantir partout les traces des peuples civilisés, avaient sans doute détruits ces inscriptions. Mais ces destructeurs ne purent abattre les aqueducs, les grandes murailles, ni détruire les immenses voies romaines. Un autre peuple civilisé a passé là depuis, le Maure, mais n’a laissé aucune trace de son passage et si la civilisation française venait à disparaître, ses traces disparaîtraient aussi en peu de temps ; mais les traces des Romains subsisteront toujours.
Histoire de ma vie, p. 272
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