01 décembre 2005
Inauguration
On compte y publier de temps en temps des extraits de ses oeuvres. Essentiellement.
Deguignet Junior
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03 juillet 2001
Article de Ingrid Merckx dans Lire, été 2001
L'entêtement d'un écrivain paysan
Qui aurait cru que Mémoires d'un paysan bas-breton signé par un inconnu mort en 1905 et publié par une petite maison d'édition du Relecq-Kerhuon (29), tout aussi mystérieuse, susciterait un engouement national, voire international? An Here, l'heureux éditeur, n'en revient pas. En juin, les droits étaient vendus aux Etats-Unis et en Tchécoslovaquie; en France, l'édition de poche, chez Pocket, était en tête des ventes deux semaines après sa parution. Comment expliquer un tel succès?
Tout d'abord, ce paysan bas-breton de la fin du XIXe siècle est un personnage singulier. Jean-Marie Déguignet est né miséreux et chétif, mais doté d'une intelligence qui lui a permis d'apprendre à lire et à écrire, «sans maître», le breton et le français, tout en étant mendiant, vacher puis domestique. Poussé par la soif de savoirs, cet autodidacte est parti comme soldat vivre les expéditions du Second Empire en Crimée, en Italie, en Algérie et au Mexique. Quatorze ans plus tard, républicain athée à tendance anarcho-révolutionnaire, il est rentré fustiger une Bretagne sous la coupe de la noblesse et du clergé. Il a fini sa vie marginal et pauvre, riche d'un seul espoir: la publication de ses Mémoires. L'histoire n'est pas banale, mais c'est surtout le point de vue qui séduit. D'une écriture enrichie de citations en breton, en latin, en espagnol et en italien, il livre avec un ton ingénu et polémique le témoignage d'un enfant du peuple à l'heure où le peuple n'écrivait pas.
Vers 1980, une association de la commune d'Ergué-Gabéric, aidée par un journaliste d'Ouest France, a retrouvé les précieux manuscrits, miraculeusement intacts, dans une HLM de Quimper, chez les descendants de l'auteur. Refusés par les éditeurs parisiens, les textes ont été envoyés à An Here, éditeur spécialisé dans les livres pour enfants en breton. Pour faciliter la lecture, ils ont été coupés, montés et agrémentés de titres et d'annotations. En 1998, le succès, bénéficiant du bouche-à-oreille, fut d'abord local: des lecteurs, souvent des personnes âgées, se sont manifestés auprès de l'éditeur pour corroborer les souvenirs de Jean-Marie Déguignet.
Mais c'est à la suite d'un écho élogieux de Michel Polac sur France Inter que les frontières régionales se sont ouvertes, et An Here a dû envisager une diffusion nationale. Fin 2000, ces Mémoires avaient déjà rassemblé près de 140 000 acheteurs. Un nombre qui va encore augmenter: pour les historiens et les amateurs de l'époque, ils constituent une telle mine de renseignements qu'ils en ont réclamé la version intégrale. C'est chose faite: Histoire de ma vie vient de paraître, ajoutant des poèmes, des contes et des essais politiques aux Mémoires. Soit un ensemble de 960 pages que la plupart des diffuseurs français ont immédiatement commandé à près de mille exemplaires. Dire que Déguignet craignait que ses écrits restent «ignorés» ...
Ingrid Merckx
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13 juillet 2000
Article de Marianne Payot dans l'Express, 13 juillet 2000
Marianne Payot
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14 août 1999
1. Mon enfance
Je vais commencer aujourd’hui un travail que je ne sais comment ni quand il se terminera, si toutefois il se termine jamais. Je vais toujours l’essayer. Je sais qu’à ma mort, il n’y aura personne, ni parent, ni ami, qui viendra verser quelques larmes sur ma tombe ou dire quelques paroles d’adieux à mon pauvre cadavre. J’ai songé que, si mes écrits venaient à tomber entre les mains de quelques étrangers, ceux-ci pourraient provoquer en ma faveur un peu de cette sympathie que j’ai en vain cherchée, durant ma vie, parmi mes parents ou amis. J’ai lu dans ces derniers temps beaucoup de vies, de mémoires, de confessions de gens de cour, d’hommes politiques, de grands littérateurs, d’hommes qui ont joué en ce monde des rôles importants ; mais, jamais ailleurs que dans les romans, je n’ai lu de mémoires ou de confessions de pauvres artisans, d’ouvriers, d’hommes de peine, comme on les appelle assez justement, — car c’est eux, en effet, qui supportent les plus lourds fardeaux et endurent les plus cruelles misères. Je sais que les artisans et hommes de peine sont dans l’impossibilité d’écrire leur vie, n’ayant ni l’instruction ni le temps nécessaires. Quoique appartenant à cette classe, au sein de laquelle j’ai passé toute ma vie, je vais essayer d’écrire, sinon avec talent, du moins avec sincérité et franchise, — puisque je suis rendu à un loisir forcé, — comment j’ai vécu, pensé et réfléchi dans ce milieu misérable, comment j’y ai engagé et soutenu la terrible lutte pour l’existence.
Je vins au monde dans de bien tristes conditions². J’y tombai juste au moment où mon père, alors petit fermier, venait d’être complètement ruiné par plusieurs mauvaises récoltes successives et la mortalité des bestiaux. Je vis le jour le 29 juillet 1834. Deux mois après, mes parents furent obligés de quitter la ferme de Kilihouarn-Guengat en y laissant, pour payer leur fermage, tout ce qu’ils possédaient, jusqu’aux objets les plus indispensables à leur pauvre ménage. Ils vinrent à Quimper avec quelques planches pourries, un peu de paille, un vieux chaudron fêlé, huit écuelles et huit cuillers en bois. Ils trouvèrent à se caser dans un misérable taudis de la rue Vili, rue bien connue à Quimper pour sa pauvreté et sa malpropreté. Nous y restâmes deux ans, pendant lesquels je fus constamment malade. Plusieurs fois, la chandelle bénite fut allumée pour éclairer mon passage dans l’autre monde. J’ai su tout cela, plus tard, par ma mère et par d’autres personnes qui nous avaient vus dans ce triste bouge.
2. L’an mil huit cent trente-quatre, le 19 juillet, à dix heures du matin, par devant nous soussignés, Jugeau, maire, officier de l’état-civil de la commune de Guengat, canton de Douarnenez, département du Finistère, est comparu à la maison commune François-Marie Duguines, cultivateur, âgé de trente ans, demeurant en cette commune, au lieu de Quillihouarn, lequel nous a présenté un enfant du sexe masculin, né à domicile de Quillihouarn, ce jour, à six heures du matin, de lui déclarant et de Françoise-Louise Quéré, son épouse, et auquel il a déclaré vouloir donner les prénoms de Jean-Marie ; lesdites déclaration et présentation faites en présence de Nicolas Pennanech, âgé de quarante-six ans, et de Jean Le Quéau, âgé de trente-sept ans, tous cultivateurs et habitants de Guengat, lecture ayant été faite aux susdits témoins qui ont déclaré avec le père présent ne savoir signé, de ce requit.
Signé : Jugeau Marie.
Mon père, qui ne connaissait d’autre état que celui de cultivateur, ne trouvait rien à faire en ville, et nous étions cinq enfants à la maison, dont l’aîné n’avait pas dix ans. Il trouva enfin à louer un penn-ty² au Guelenec, en Ergué-Gabéric, et pouvait alors aller en journée chez les fermiers où il gagnait de huit à douze sous par jour. Il faisait, en hiver, des fagots de bois ou de landes. Nous avions aussi un peu de terrain où l’on semait des pommes de terre, de ces pommes de terre rouges, grosses et très productives, qui étaient alors la principale nourriture des pauvres et des pourceaux. Là, mon frère et ma sœur vinrent à mourir, par suite sans doute des misères et des privations qu’ils eurent à endurer dans ce cloaque infect de la rue Vili. Je me rappelle, car j’avais alors cinq ans, ces tristes et pâles figures qui n’avaient pas changé en passant de vie à trépas. Je me rappelle avoir vu ma mère ramasser de gros poux sur la tête de ma sœur après sa mort. Mon père et ma mère eurent l’air d’être contents : ils disaient que nous avions deux anges dans le ciel qui prieraient Dieu pour nous. Notre maisonnée, du reste, ne diminua pas, car j’avais déjà un autre petit frère, et une sœur ne tarda pas à venir. Le Dieu d’Abraham avait dit : croissez et multipliez. Nous multipliions, mais nous ne croissions guère, car à six ans, je n’étais pas plus haut qu’une botte de cavalier. Cependant le grand air de la campagne m’avait donné la vie, la santé et un peu de vigueur. J’allais alors tous les jours chez les fermiers des environs demander à dîner, et souvent, après m’avoir bourré mon petit ventre de bouillie d’avoine, on me donnait encore des morceaux de pain noir et des crêpes moisies pour emporter à la maison.
2. C’est le mot qui sert, en breton, à désigner les misérables chaumières, composées, en général, d’une seule pièce, où s’entassent avec leur famille les ouvriers agricoles, les journaliers. (a. le b.)
À huit ans, ma mère me confectionna une besace, et j’allai dès lors, non plus dans une seule maison, mais de ferme en ferme, pieds nus, à peine couvert de quelques haillons sordides, récitant ma prière de porte en porte ; je rentrais le soir, exténué, avec ma besace pleine de grossières farines, de crêpes moisies et de rognons de pain noir. Je continuai ce métier sans interruption jusqu’à l’âge de dix ans et demi. J’étais la Providence de la pauvre maisonnée ; j’y apportais plus de bien-être que mon père qui, cependant, bûchait aussi du matin au soir. Chose curieuse, et qui étonna bien des gens de nos environs, c’est que j’avais trouvé le moyen, dans ce triste métier et dans le milieu ignorant où je vivais, d’apprendre à lire le breton. Voici comment : il y avait dans notre village, qui était assez grand, une vieille fille qui était restée à coiffer sainte Catherine, et qui ne s’occupait guère en ce monde que d’assurer son salut éternel. Elle avait été servante chez le curé, où elle avait appris à lire le breton, du moins dans son livre de messe, et le catéchisme. Pour mieux mériter les grâces célestes, elle s’était donné pour mission d’initier tous les enfants du village aux saints mystères de la religion. C’était chez nous qu’elle venait faire le catéchisme, car elle aimait beaucoup ma mère qui lui racontait ses misères dans ce monde et la joie qu’elle avait d’être pauvre, puisque Jésus avait dit que les pauvres seuls seraient admis dans son royaume céleste. Ma mère savait aussi un grand nombre de cantiques édifiants, qu’elle chantait fort bien, d’histoires de revenants, d’hommes et de femmes enlevés par le diable au milieu de la danse, ou engloutis en terre pour s’être moqués d’une croix en passant devant elle ; des âmes de riches obligées de rester dans les caveaux, les cavernes ou au fond des étangs pour garder leurs trésors jusqu’à la consommation des siècles. D’autres femmes venaient encore chez nous, avec leurs grandes quenouilles et leurs longs fuseaux, accompagnées de leurs enfants, pour écouter les cantiques et les histoires, et aussi, sans doute, pour dire et écouter beaucoup d’autres choses. J’étais l’enfant gâté de la vieille fille, parce que j’étais gentil, disait-elle, docile et attentif, et parce que j’apprenais vite et bien. Au bout de dix-huit mois, je savais toutes les prières et tout le catéchisme sur le bout du doigt et lisais mieux qu’elle dans son vieux livre de messe, tandis que les autres étaient encore, pour la plupart, à bégayer les premières leçons du catéchisme : les trois quarts avaient renoncé à apprendre l’alphabet, et le reste était toujours dans les éternels b a ba, b o bo, b u bu.
Je fis alors ma première communion avec un grand succès. Le curé, sachant que je savais lire, me donna un joli livre de messe. J’étais heureux et fier, j’étais cité en exemple aux autres enfants. Ce fut le premier jour de bonheur de ma vie, et plus tard, alors que je sus un peu le français et que je vis un certain cantique sur un vieux livre, ce jour heureux me revint en mémoire. Dans ce cantique, il y avait un couplet qui disait :
Te souviens-tu de ce jour plein de charmes
Où, de Jésus adorant l’humble croix,
Ton cœur enflé, tes yeux mouillés de larmes,
Tu reçus Dieu pour la première fois ?
Ô jour céleste ! Ô pure et douce ivresse !
Amour sacré, qu’êtes vous devenu ?
Dieu se soutient de la sainte promesse.
Mais toi, chrétien, dis-moi, t’en souviens-tu ?
Après ma première communion, je n’allai plus mendier ; j’allais en journée avec mon père dans les fermes pendant l’été, et l’hiver, je l’aidais à faire des fagots ou à creuser des trous pour mettre des plants. À treize ans, après les trois communions réglementaires parmi les enfants, je trouvai à me placer comme troisième domestique dans une ferme. Mes débuts ne furent pas heureux. J’avais plus de volonté et de courage que de force ; je ne voulais pas perdre avec les autres domestiques, beaucoup plus forts que moi. Je fis tant d’efforts pour les suivre que, bientôt, je tombai malade et fus obligé, pour me guérir, de retourner chez mes parents. Ce fut en pleurant que je rentrai chez moi, où j’allais être encore à charge, là où il y avait déjà bien des bouches de trop. Je fis une terrible maladie. On crut encore une fois que c’en était fait de moi. Le curé était venu me donner les derniers sacrements. Les médecins, en ce temps-là, étaient complètement inconnus dans nos campagnes, et, ne l’eussent-ils pas été, nos moyens ne permettaient pas de les quérir. En revanche, nos pays bretons étaient remplis de prétendus sorciers et sorcières. Il en vint plusieurs me voir. L’un disait que mes côtes étaient tombées, l’autre que c’était l’os du sternum, — ench ar galon.
Vint enfin la vieille fille, mon institutrice, qui prétendit que c’était un sort qu’on m’avait jeté, par jalousie, à cause que j’étais plus savant que les enfants des riches. Il fallait donc, selon la béate fille, trouver quelque chose de divin pour combattre la puissance diabolique, et, pour cela, elle ne trouva rien mieux que promettre une bonne chandelle à Notre-Dame de Kerdevot, qui, en ce temps-là, était en grande faveur dans toute la Basse-Bretagne, et qui était justement dans notre commune. Elle conseilla aussi d’aller chercher quelques bouteilles d’eau à la fontaine qui était auprès de la chapelle de cette bonne vierge, puis elle me dit de réciter le plus souvent possible des pater et des ave à l’adresse de cette divine mère, qu’elle allait elle-même supplier dans ses propres prières. Elle alla chercher deux bouteilles d’eau à la fontaine miraculeuse. Je récitai plusieurs pater et plusieurs ave, après avoir dégusté, matin et soir, un verre de cette boisson miraculeuse qui devait être, surtout à cette époque, plus propre à communiquer des maladies qu’à les guérir. En ce temps-là, Notre-Dame de Kerdevot jouissait d’une réputation et d’une vogue extraordinaires, à peu près comme celles dont jouit plus tard, à la Salette et à Lourdes, la Vierge de l’Immaculée Conception. Tous les enfants scrofuleux, les teigneux, tous les hommes et les femmes affligés de plaies variqueuses ou cancéreuses allaient se plonger dans cette fontaine et y décrasser leurs plaies. Ma mère et la vieille fille me recommandèrent surtout d’avoir la foi et une grande confiance dans le Sauveur du Monde et en sa divine mère. De la foi, j’en avais alors de quoi transporter toutes les montagnes, et ce fut sans doute, comme disait la bonne fille, cette foi solide qui me sauva autant, sinon plus, que l’eau de la fontaine de Kerdevot.
Au bout de deux mois, je fus complètement rétabli, et je fus conduit par la vieille et ma mère, pieds et tête nus, porter une chandelle de vingt sous à la Vierge. Ce fut au printemps, et bientôt je retournai aider mon père à faire des fagots de landes ; puis, durant l’été, j’allai en journée, aux foins et à la moisson. J’avais alors quatorze ans. Nous étions en 1848. Louis-Philippe était parti et nos vieux paysans ne parlaient plus que de Napoléon, qui avait promis des croix, des médailles et des pensions à tous ceux qui avaient servi sous son oncle, et beaucoup de belles choses à tout le monde. Mon père avait aussi servi le « Vieux » aux derniers jours ; il avait assisté aux dernières batailles de 1814 : il fut blessé aux environs de Paris, et entra à l’hôpital, d’où, après sa guérison et après l’abdication de l’Empereur, il fut renvoyé chez lui sans congé, sans aucun papier. Il ne pouvait donc pas certifier qu’il avait servi le « Vieux » et ne put rien obtenir du neveu, pas même la fameuse médaille de Sainte-Hélène ou de chocolat, comme on l’avait appelée. Il en fut un peu déçu et chagriné, surtout quand il pensait à cette balle qui était restée dans sa tête, et qui, selon lui, était le meilleur des certificats de présence sur le champ de bataille.
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2. En service
Au premier janvier 1849 ; je trouvai à me placer dans une ferme, où travaillaient déjà deux autres domestiques mâles et deux femmes. À cette époque, toutes les prétentions, tout l’orgueil des jeunes campagnards consistaient à montrer leur force physique et leur adresse dans les travaux des champs ou dans les jeux. Aux pardons, dans les assemblées, entre jeunes gens, il n’était question que de force et d’adresse ; les fermiers en parlaient aussi entre eux, afin de pouvoir faire leur choix lors du louage des domestiques ; les jeunes filles à marier en jasaient également, car elles aussi avaient à faire leur choix. Mon père avait été et était encore un maître à manier tous les outils agricoles ; il m’avait donné de bonnes leçons pour l’entretien et le maniement de ces outils. Avec cela, et mon courage aidé par l’amour-propre, je me sentais capable de suivre sinon les plus forts, du moins ceux de moyenne force, et surtout les filles de fermes, avec lesquelles il ne fallait pas rester en arrière, sous peine de perdre tout prestige et l’estime même de ces filles, qui étaient très heureuses et très fières de vous battre, car elles obtenaient d’être citées et trouvaient à se placer plus avantageusement ou même à se marier ; le malheureux vaincu devenait un objet de moqueries et d’injures, et par suite, trouvait difficilement à se replacer. Je fus assez heureux pour me tirer de cette première année tout à mon honneur et à mon avantage. J’acquis ainsi d’emblée une double réputation à rendre jaloux tous les autres : j’étais un ouvrier capable, doublé d’un petit savant, car alors, quand on voyait un homme à la messe avec un livre, on le prenait pour un grand savant. J’emportais toujours le mien, celui que le curé m’avait donné. De plus, j’étais chargé par la fermière, sur les conseils du curé, de lire tous les soirs la Vie des saints et de dire les Grâces que je savais par cœur et que je scandais pathétiquement, avec une grande onction, un peu mêlée, peut-être, de fierté et d’orgueil, qui pouvaient ôter à mes prières toutes leurs vertus.
Je passai ainsi mon temps entre trois ou quatre fermes, jusqu’à la fin de 1852 ; j’avais alors dix-huit ans et je commençais à me demander si j’étais condamné à passer toute ma vie dans ce rude métier et dans ce triste milieu de misères, de superstitions et d’ignorance. J’avais déjà entendu et vu certaines choses qui me faisaient réfléchir, des choses qui étaient en contradiction avec ce que nous disait le curé et avec ce que je lisais dans mes livres bretons. J’écoutais beaucoup les vieux, et ma mémoire bien développée retenait tout. De vieux marins, pendant l’hiver, quand la pêche ne donnait pas, venaient dans les fermes demander quelques morceaux de pain et souvent à loger, et promettaient, pour payer leur logement, de nous raconter leurs longs voyages. Tous, ils nous affirmaient avoir été jusqu’au bout du monde, ou du moins jusqu’à la limite au delà de laquelle il était interdit à l’homme de passer. Ce devait être là, d’après eux, l’entrée de l’enfer, car il y avait, disaient-ils, une puanteur insupportable. D’un autre côté, ils affirmaient avoir été tout près du soleil.
Un jour, ou plutôt un soir, je vis arriver un grand maigre, avec un gros livre sous le bras, demandant à loger. Celui-là n’avait pas l’air d’un marin, car, nos marins bretons d’alors, je parle des pêcheurs, n’avaient que faire de livres. Après avoir formulé sa demande presque d’un ton d’autorité, il s’assoit à table sans même attendre de réponse. Qui était donc cet homme voyageant ainsi avec ce grand livre, et qui avait plutôt l’air d’un maître que d’un solliciteur ? Nous étions en train de souper ; on lui trempa une écuellée de soupe qu’il mangea de bon appétit, accompagnée d’une bonne tranche de lard et d’un morceau de pain noir. Je ne pouvais quitter mes yeux de cet homme et surtout de son livre, dans lequel j’aurais bien voulu mettre mon nez. Il avait les cheveux taillés en brosse, contrairement à l’usage du pays où tout le monde portait les cheveux longs, il avait des grands yeux bien ouverts, le front haut et découvert, le nez un peu long, sans être pointu, une large bouche, un menton plat et un peu rentrant. À cette époque, je commençais déjà à observer les hommes, surtout les hommes qui me paraissaient extraordinaires, qui étaient placés ou qui se plaçaient au-dessus des autres par leur talent et leur instruction.
C’était un phénomène en ce temps de trouver dans nos campagnes bretonnes, en dehors du curé, un homme sachant parler le français, et surtout sachant le lire et l’écrire. Lorsque notre homme se fut bien restauré et eut allumé sa pipe, il dit en mettant sa main sur son livre :
— Voilà un livre qui vous intrigue un peu, n’est-ce pas ? Je vois que tout le monde a les yeux dessus.
— Oh ! oui, sûr, répondit le patron, voilà le petit là (en me montrant du doigt), qui voudrait bien avoir ses yeux dedans et non dessus.
— Oh ! oh ! fit l’homme extraordinaire, il sait donc lire, le petit ?
— Oh ! oui, répondit à son tour la patronne avec un peu de flatterie, certainement il sait lire presque aussi bien que le curé. Regardez la Vie des saints qui est là, et le livre de messe que le curé lui a donné : il lit tout cela au galop.
— C’est fort bien, ça, dit l’homme, mais tout ça c’est du breton, et le livre que j’ai ici, ce n’est plus du breton ni même du français.
Une des bonnes dit alors :
— Jean-Marie — c’était moi — sait lire le latin aussi. Elle croyait sans doute, cette pauvre fille, comme bien d’autres le croyaient alors, qu’il n’y avait dans le monde que le breton, le français et le latin.
Mais l’homme répondit que son livre n’était pas non plus en latin ; nous nous regardions tous, étonnés. En quelle langue pouvait-il être alors, ce fameux livre mystérieux.
— Ce livre, dit-il enfin, est en grec, une langue perdue depuis longtemps et qu’en Bretagne je suis le seul à connaître. Avec les choses qu’il y a dans ce livre, je pourrais faire tout ce que je voudrais, si je ne craignais d’épouvanter les gens ignorants comme ils sont tous dans ce pays-ci. Il y en a cependant quelques-uns qui commencent à m’écouter, comme il y en a qui ont écouté mon prédécesseur, celui qui possédait ce livre avant moi. Vous avez sans doute entendu parler des travaux extraordinaires qui ont été exécutés dans une seule nuit, sans le concours d’aucun être humain : des murailles de plusieurs lieues de longueur ont été bâties de cette façon, de grands étangs et des marécages ont été desséchés, de grands taillis et des champs de landes ont été coupés et fagotés en une nuit, sans que personne y ait touchés. Vous avez eu parmi vous, et vous en avez encore, des hommes d’une force extraordinaire, soit pour la lutte, soit pour porter des charges ou pour travailler aux champs. Vous avez tous entendu parler d’un nommé Péron, qui portait à lui seul le fardeau que quinze hommes réunis ne pouvaient bouger, et faisait dans sa journée six cents fagots, quand les autres pouvaient à peine en faire deux cents. Il mit un jour, en place une auge de pierre que dix hommes avec des leviers n’avaient pu placer en une demi-journée. Vous voyez aussi des hommes qui gagnent toujours au jeu et d’autres qui découvrent des trésors. Eh bien, mes amis, ces choses-là, comme vous savez, ne se font pas par les forces, par les talents, ni par le savoir ordinaires : il faut pour cela savoir autre chose que son pater. C’est dans ce livre-ci qu’on peut trouver tous les moyens, toutes les recettes nécessaires pour pouvoir surpasser les autres en quoi que ce soit : il s’agit seulement de savoir par cœur certains noms et certaines formules qui sont là dedans, de posséder certaines herbes, du sang et le cœur de certains reptiles ou oiseaux, de soumettre son corps à certains procédés qui tous sont indiqués dans ce livre.
Personne n’avait soufflé mot, pendant que cet étrange personnage nous débitait d’un ton doctoral les belles choses qu’on pouvait faire avec son livre. Je n’avais pas quitté un instant mes yeux de la figure de cet homme. Je croyais voir ses yeux et sa bouche s’agrandir, et même sa taille, à mesure qu’il parlait ; j’avais une grande envie de regarder sous la table pour voir les jambes de ce docteur ambulant : j’avais déjà entendu raconter que le diable se déguisait souvent pour venir dans les fermes tenter les paysans de toute manière, par des marchés, des propositions de mariages, par le jeu de cartes surtout, où il perdait des sommes fabuleuses ; seulement, s’il pouvait jouer toute une nuit sans être reconnu, tous les joueurs lui appartenaient de droit. Heureusement pour les joueurs, une carte ou quelques sous tombaient toujours à terre avant la fin de la nuit ; alors on était obligé d’avoir la chandelle pour les chercher, de sorte qu’en regardant sous la table, on apercevait les jambes poilues et les pieds fourchus du commis-voyageur de l’enfer. Aussitôt, celui-ci était obligé de détaler, non sans faire un bruit infernal, en renversant bancs et tables, et même en emportant un coin de la maison.
Ce diable-là allait aussi aux grandes noces, et là, déguisé en beau garçon, il invitait à danser les plus belles filles, qui étaient fières et glorieuses de danser avec un si beau gars, si bien habillé. Mais tout à coup, au milieu de la danse, le beau diable se rendait invisible ; il enlevait la jeune fille et partait avec elle à travers les airs. Toutefois, ici comme au jeu de cartes, le diable était souvent joué et perdait la partie. Car les joueurs de biniou, lorsqu’ils voyaient un beau couple qui dansait mieux que les autres et avec plus d’ostentation, ne le quittaient pas des yeux, et, quand ils s’apercevaient de la ruse du malin, ils s’empressaient de renverser la vapeur de leurs instruments, c’est-à-dire qu’ils entonnaient l’air de Santez Mari², auquel le diable ne pouvait résister. La jeune fille était sauvée ; il ne lui restait qu’à aller trouver le curé, pour se faire bénir en confessant son orgueil. Le curé la bénissait, la sermonnait et lui faisait promettre de ne plus retourner dans ces lieux de perdition.
2. Sainte Marie.
Voilà des choses dont on entendait parler tous les jours à cette époque, par des gens graves et sérieux, qui affirmaient les avoir vues, de leurs yeux vues, ou les avoir entendu raconter par des gens dont ils étaient sûrs comme d’eux-mêmes ; et voilà à quoi je pensais ce soir-là, en regardant cet homme étrange, avec son livre plus étrange encore, sur lequel il tenait sa main comme s’il craignait de le voir s’envoler. Un moment cependant, il fit semblant de l’entrouvrir en disant : « Oui, il y a de belles choses, là dedans. » Il allait sans doute nous dire comment on pouvait arriver à posséder toutes les recettes indiquées dans ce livre, lorsque la fermière lui dit :
— Mais c’est un livre du diable que vous avez là !
— Non, dit-il, le livre n’est pas du diable ; le diable est trop bête pour faire des livres. Seulement il est question, dans ce livre, non d’un seul diable, mais de centaines et de milliers de diables, par lesquels l’univers est corrompu. Or, dans ce livre, on trouve tous les moyens de chasser ces esprits malins, lorsqu’ils font du mal, ou de les appeler lorsqu’on peut avoir besoin d’eux pour porter les gros fardeaux, faire des gros travaux, et, dans ces conditions, le bon Dieu doit être très content de voir l’homme plus fin que le malin des malins.
— Ta, ta, ta, ta ! dit la fermière, notre curé défend tous les livres qui ne sont pas bénits, et celui-là ne l’est pas, car je vois des lettres rouges là dedans.
En effet, pendant que l’homme avait tenu son livre entrouvert, la patronne avait pu voir les grosses lettres qui étaient en tête de la première page ; mais elle n’avait pas vu autant que moi, car, malgré qu’il cherchait à les soustraire à ma vue quand il sut que je savais lire, j’eus le temps de voir par-dessus sa main six lettres majuscules, qui formaient parfaitement le mot Albert ; elles étaient effectivement imprimées en rouge.
Mais la patronne me dit :
— Allons, Jean-Marie, il est temps de dire les Grâces et d’aller nous coucher.
Je me levai et j’allai m’agenouiller au bout de la grande table, place d’honneur réservée à celui qui dit les Grâces. L’homme au livre alla aussi s’agenouiller au bout du petit banc, non loin de moi. Après avoir fait et prononcé mon signe de croix d’une voix grave et solennelle, comme l’usage l’exigeait, je jetai vivement un coup d’œil sur les jambes et les pieds de notre voyageur. Ne voyant rien de suspect, j’entamai les Grâces, qui commençaient toujours par : « Nous nous mettons à genoux en présence de Dieu et de sa très sainte Mère, pour implorer leurs grâces et leurs miséricordes, etc., » pour finir par « Doue a bardono d’an anaon (que Dieu pardonne aux âmes abandonnées). » Les prières du soir, en ce temps-là, étaient très longues : il fallait adresser de nombreux pater et ave à la mère du Sauveur, à tous les saints, patrons ou protecteurs de l’évêché, de la paroisse, des chemins, des bestiaux, du bon et du mauvais temps, des prisonniers et des soldats, puis beaucoup de de profondis pour la délivrance des âmes du purgatoire, surtout pour celles qui étaient parties de la maison et particulièrement la dernière.
Les prières terminées, la patronne nous dit, aux deux autres garçons et moi, de conduire le voyageur à son lit, qui était un petit coin de l’étable, où couchaient tous les mendiants ambulants ; ils étaient libres d’aller prendre dans la meule autant de paille qu’ils en voulaient pour confectionner leur couche. Ceux qui avaient peur d’avoir froid ou qui trouvaient leur couverture de paille trop légère, l’un des garçons qui les conduisait prenait le trident qui était toujours là, et leur couvrait les pieds et les jambes d’une bonne couche de fumier frais. Notre homme s’y installa aussi avec son livre qu’il mit sous sa tête, par précaution, sans doute, ou pour faire mieux entrer dans sa cervelle les fameuses recettes qu’il voulait enseigner aux autres et dont il sentait probablement avoir grand besoin lui-même. Je vis bien alors que celui que j’avais été sur le point de prendre pour un diable déguisé était en effet un bien pauvre diable. Nous avons appris plus tard que c’était un vieux vagabond, qui avait été enfant de chœur dans sa jeunesse ; après, il n’avait jamais voulu travailler. Il s’était procuré ce vieux bouquin, pensant peut-être trouver là sa fortune ; mais, après avoir vainement essayé toutes les recettes que le livre contenait, il voulait les faire essayer aux autres moyennant finances.
C’était un de ces sorciers, jeteurs de sorts, guérisseurs, rebouteurs, dont nos campagnes bretonnes étaient infestées, et que beaucoup de gens craignaient et respectaient à cause de leur prétendue science cabalistique, avec laquelle ils pouvaient faire beaucoup de mal, mais aussi beaucoup de bien, disait-on. Du bien, je ne crois pas ; mais, du mal, je suis sûr qu’ils en faisaient. Ils volaient tous les jeunes gens assez naïfs pour croire à leurs procédés de sorcellerie, en vue d’épouser de jolies filles riches ou d’avoir de la force et de l’adresse, de la chance aux jeux ou de découvrir des trésors. Ils volaient aussi les pères et les mères en leur vendant des recettes infaillibles pour bien placer leurs filles, pour faire tirer un bon numéro au garçon lors du prochain tirage au sort, en leur vendant de petits sachets, dans lesquels ils mettaient quelques herbes et de petits cailloux, pour protéger les maisons de l’incendie et de la foudre, pour garantir les bestiaux de toutes maladies contagieuses. Leur vaste science suffisait à tout. Les médecins, les chirurgiens, les pharmaciens, les savants de tous métiers n’étaient que des imbéciles pour eux, et, de ce côté-là, ils étaient sûrs d’avoir raison auprès des campagnards qui ne croient pas à la science.
Mais où ils avaient tort, ces sorciers, c’était de mettre leurs pouvoirs au-dessus de la puissance des saints qui, pour les Bretons, étaient alors, et qui sont encore aujourd’hui, les plus grands médecins et les plus grands savants à qui l’on puisse s’adresser, dans les plus grandes calamités comme dans les plus petites misères de la vie. Sainte Anne, à Auray et à la Palud ; Notre-Dame, à Rumengol et à Kerdevot, attiraient et attirent à elles presque toute la clientèle des malades et des infirmes, des chercheurs de fortune et de bonheur. On n’avait donc recours aux sorciers que dans des cas exceptionnels, désespérés, après avoir vainement consulté tous les saints et toutes les Notre-Dame. On conçoit bien que les idées philosophiques, dont on peut apercevoir quelques-unes ci-dessus, ne m’étaient pas encore venues à l’époque dont je parle. Il était du reste bien difficile d’avoir des idées dans un milieu où il n’en existait pas. Je me trompe ; il y en avait quatre : la vie, la mort, le paradis et l’enfer.
Par la vie, on entendait un séjour d’épreuves terribles, de travail, de prières, de privations, de misère et de souffrance qui doivent conduire l’homme à la vraie vie, à la vie éternelle, dans ce beau ciel où sa place est prête depuis longtemps ; mais ceux qui ne suivent pas constamment cette voie douloureuse iront inévitablement au feu éternel. C’étaient là toutes les pensées des Bretons de ce temps. On était heureux d’être pauvre et de souffrir : on suivait ainsi le chemin suivi par Jésus lui-même. J’avais lu dans mon livre de messe certains passages des Évangiles : que le Messie n’était venu que pour sauver les pauvres, qu’il était plus difficile à un riche d’entrer dans le royaume des cieux que de faire passer un chameau par le trou d’une aiguille. Mais, sans avoir alors d’autres idées que celles de tout le monde, mon esprit commençait à avoir certaines inquiétudes ; il avait de vagues idées d’émancipation ; il lui semblait déjà qu’il y avait dans tout ce qu’il voyait et qu’il entendait des choses excessives, des contradictions désolantes.
J’avais souvent entendu mon père et ma mère dire qu’ils avaient vu et entretenu des âmes du Purgatoire, venues tout exprès leur demander des prières ou des messes pour être délivrées de ce lieu de supplice temporaire. Mon père voyait à chaque instant passer dans la nuit des convois funèbres, où des ombres fantastiques figuraient parfaitement les personnes, sans qu’on pût nommer cependant le futur mort, dont le fantôme faisait ainsi le trajet d’avance. Il affirmait avoir vu des propriétaires et de riches fermiers, morts dans l’impénitence dernière, venir ravager leurs propriétés après leur mort et empêcher les gens de prendre aucun repos la nuit. On était obligé alors d’avoir recours à un prêtre pour arrêter le perturbateur nocturne. Mais tous les prêtres n’avaient pas le pouvoir nécessaire : la besogne était rude. Mon père en avait vu plus d’un revenir à la ferme tout trempé de sueur, ayant lutté pendant plusieurs heures contre le délinquant, mais déclarant qu’il le tenait tout de même, bien garrotté et renfermé à double tour dans une espèce de valise noire destinée à cet usage. Il assurait alors les gens de la ferme qu’ils n’avaient désormais plus rien à craindre de ce vilain tapageur, qu’il se chargeait de lui régler son compte.
Mon père voyait aussi très souvent, surtout aux croisements de chemins, de petits lutins, des « courigans » ou « couriquets », qui lui jouaient de vilains tours, en l’obligeant à jouer ou danser avec eux toute la nuit, ou en le conduisant dans un mauvais chemin rempli de ronces et d’épines, d’où il ne sortait qu’au point du jour, avec ses hardes et sa peau en lambeaux et ensanglantés. Non seulement mes parents, mais tout le monde, même des jeunes gens de mon âge et au-dessous, disaient avoir vu toutes ces choses. Moi seul, je ne voyais rien. Cependant j’avais souvent voyagé la nuit, surtout quand j’exerçais la profession de mendiant, et plus tard quand, domestique, j’allais à toute heure de nuit chercher les bestiaux dans les bois et les garennes, aux endroits mêmes que l’on disait habités par les couriquets. Aucun de ces petits lutins ne vint jamais me troubler dans mes recherches nocturnes. Je n’étais donc pas fait comme tout le monde ? Mes yeux ne voyaient pas comme les yeux des autres ?
En 1853, parut une comète qui devint, dans nos campagnes, l’objet de toutes sortes de prophéties plus ou moins sombres. Les uns y voyaient un signe de la colère de Dieu contre les crimes et les péchés du monde ; les autres y voyaient l’annonce d’une grande famine ; d’autres enfin, qui étaient les plus nombreux, je crois, y voyaient tout simplement l’avertissement d’une terrible guerre. Ceux-ci eurent raison et ne manquèrent pas de s’applaudir de leurs talents prophétiques : la guerre de Crimée fut déclarée moins d’un an après l’apparition de cette comète. Tout le monde, excepté moi, bien entendu, avait aussi vu, en ce temps-là, le ciel tout rouge une nuit. Cette rougeur céleste avait été l’objet à peu près des mêmes commentaires que la comète. Beaucoup assuraient avoir vu des armées immenses combattre à travers ces nuées rouges. Il y en avait même qui disaient s’être reconnu, avec beaucoup d’autres, dans ces mêlées effroyables, préludes d’autres luttes plus terribles qui devaient bientôt se livrer sur la terre. Plusieurs avaient vu Napoléon Ier, avec son petit chapeau et son cheval blanc, courir sus aux bataillons et escadrons qui fuyaient en jonchant leur route de cadavres d’hommes et de chevaux.
J’écoutais ces dernières prophéties avec un certain enthousiasme. J’avais souvent entendu raconter les grandes batailles de Napoléon par mon père et par d’autres, qui avaient été plus longtemps et plus loin que lui. J’avais dix-huit ans, et cette guerre, suivant la dernière prophétie, devait arriver sous peu ; j’en serais donc probablement, si toutefois mère Nature voulait se dépêcher de m’agrandir un peu, car alors je n’avais pas encore la taille d’un soldat.
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